Décolonisation des arts : le Portugal déboulonne ses statues (en douceur)

L’exposition Europa Oxala présentée à la fondation Gulbenkian de Lisbonne, et qui rejoindra bientôt l’AfricaMuseum de Tervuren, bouscule le pays. Celui-ci entame seulement son travail de mémoire sur les questions coloniales.

« Souvenir » de Fayçal Baghriche (2009) © Fayçal Baghriche

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 18 juin 2022 Lecture : 6 minutes.

Sur la table basse, un énorme phallus en céramique bleu pointant orgueilleusement vers le plafond. Au sol, un large dessin de trois mètres sur deux représente une statue du marquis de Pombal (1699-1782), important homme politique portugais, esclavagiste, assaillie par un gymnaste et des angelots aux visages fardés comme ceux des peuples d’Amazonie. Aux murs, des croquis, des photographies, quelques taches de moisissure.

Barbu, l’œil pétillant, un morceau de corail pendu autour du cou, l’artiste d’origine angolaise Marcio Carvalho présente avec enthousiasme son travail dans son petit atelier de Lisbonne. Il y a dans ses dessins une gravité mêlée d’humour et un peu de provocation, aussi, dans un pays qui se gargarise toujours de son passé, de ses explorateurs et de ses « découvertes ». C’est d’ailleurs bien pourquoi le commissaire d’exposition Antonio Pinto Ribeiro a choisi deux dessins de Carvalho pour figurer dans « Europa Oxala », l’exposition qui se tient à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne jusqu’au 22 août, après être passée par Marseille (Mucem) et avant d’ouvrir à Tervuren (AfricaMuseum).

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Patrice Lumumba contre Leopold II

"Falling Thrones" de Márcio Carvalho (2019), encre micro pigmentaire et acrylique sur papier © Márcio Carvalho

"Falling Thrones" de Márcio Carvalho (2019), encre micro pigmentaire et acrylique sur papier © Márcio Carvalho

Tirées de la série « Falling Thrones », les oeuvres que Marcio Carvalho expose représentent, si l’on veut, des scènes de combat. Sur le premier, la militante féministe et indépendantiste mozambicaine Josina Abiatar Muthemba Machel habillée en judoka réalise un ippon sur le roi portugais Joao 1er. Sur le second, c’est un Patrice Lumumba lui aussi en tenue de judoka qui fait voltiger le roi belge de sinistre mémoire Leopold II. Dans les deux cas, les figures européennes historiques ont été dessinées en noir et blanc à partir de statues équestres bien réelles.

« J’aime utiliser l’image du judo, car dans cet art martial, on utilise la force de l’adversaire pour prendre l’avantage, explique l’artiste. Il faut prendre le pouvoir aux systèmes de pouvoir. Mais abattre un monument, je pense que c’est une belle performance artistique, qu’on ne peut pas répéter. En utilisant le dessin avec des statues de colonisateurs ou d’esclavagistes qui sont dans l’espace public, j’essaie de pousser chacun à s’interroger sur la manière dont nous interagissons avec les objets publics. J’essaie de pousser les communautés à repenser l’espace commun pour un meilleur vivre ensemble. »

« Falling Thrones » – plus d’une centaine de dessins de différente taille – représente de manière systématique des statues réelles de personnages historiques controversés, en noir et blanc, affrontant des sportifs de différentes disciplines olympiques peints en couleur. « La série illustre très bien ce en quoi peut consister une approche créative de l’histoire coloniale, écrivent les commissaires de l’exposition dans leur catalogue. Ce projet utilise les Jeux olympiques et leur structure de pouvoir pour évoquer, sur le mode de la rivalité sportive, l’histoire de ces peuples opprimés dont il s’agit de se souvenir : chacun des athlètes figurés représente en effet une femme ou un homme qui s’est battu contre des dirigeants coloniaux. » Élément rare dans ce genre de démarche, l’humour dont fait preuve l’artiste. Pour lui, les statues glorifiant des esclavagistes ou des colonisateurs doivent être renversées symboliquement, mais rester dans l’espace public afin que personne n’oublie.

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« Mémoires pour l’avenir »

Cette démarche est celle qu’Antonio Pinto Ribeiro défend depuis de nombreuses années. Il le fit notamment avec le programme « Proximo Futuro » de la Fondation Gulbenkian à la fin des années 2000, puis en tant que coordinateur de l’événement « Lisbonne capitale ibéro-américaine de la culture », en 2017. Cette année-là, il avait osé installer une exposition « décoloniale » au cœur du Padrão dos Descobrimentos (Monument des découvertes), emblématique du style salazariste érigé en 1960 dans le quartier de Bélem pour célébrer le souvenir des navigateurs portugais des XVe et XVIe siècles.

Une véritable provocation : « Les découvertes, au Portugal, c’est sacré, explique Marcio Carvalho. Si on les enlève aux Portugais, c’est comme si on les privait d’une partie de leur biographie. » Europa Oxala participe du même genre de démarche : relire l’histoire dans un pays dont le passé colonial et esclavagiste commence au XIVe siècle et ne s’achève qu’entre 1974 et 1975, après la chute de la dictature.

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« J’ai obtenu carte blanche pour monter une exposition d’art contemporain sur la question de la post-mémoire, avec des artistes afro-européens issus de trois anciens empires coloniaux, le Portugal, la France et la Belgique, raconte Antonio Pinto Ribeiro. Le titre “Europa Oxala” permet d’introduire l’autre, l’ailleurs, l’étrangeté, avec une dimension optimiste. “Oxala” est en effet une dérivation vernaculaire d’“Insh’Allah”, avec un aspect religieux amoindri. Il y a dans cette expression une ouverture à l’avenir et de l’espoir. » Et en effet, même si certaines créations demeurent violemment critiques, l’ensemble de l’exposition présentée entre les murs de la Fondation Gulbenkian est loin d’être un réquisitoire désespéré – à l’image des judokas de Marcio Carvalho.

La vingtaine d’artistes exposés sont issus de l’immigration, deuxième ou troisième génération. Si les premiers s’intéressent surtout aux mémoires passées, les seconds cherchent plutôt à produire des « mémoires pour l’avenir ». « Ma famille a fui l’Angola et s’est exilée au Portugal, précise Marcio Carvalho. La nourriture que je mangeais, la musique que j’écoutais était en conflit avec ce que je vivais à l’extérieur du domicile familial. Je vivais une situation de dédoublement que j’essayais de cacher de mon mieux, jusqu’à ce que je découvre les outils pour comprendre. À un moment, j’ai pris conscience qu’il y avait aussi des écrivains, des penseurs, des philosophes africains… »

Nations conquérantes et viriles

"Les échos du monde" de Malala Adrianalavidrazana © Malala Adrianalavidrazana

"Les échos du monde" de Malala Adrianalavidrazana © Malala Adrianalavidrazana

Aidé par le plasticien congolais Aimé Mpane et par la plasticienne franco-algérienne Katia Kameli, Antonio Pinto Ribeiro a rassemblé des créateurs qui, chacun à leur manière, reviennent sur les questions mémorielles propres aux « Afropéens » tout en exprimant un propos universel. Ainsi, la Malgache Malala Andrialavidrazana comme le Franco-Algérien Fayçal Baghriche s’emparent de la question territoriale avec virtuosité. La première avec ses montages de cartes anciennes, « tableaux vivants et vibrants dans lesquels différentes époques et représentations se (con)fondent ». Le second avec « Épuration élective », un superbe « ciel uniformément bleu constellé d’une myriade d’étoiles de formes, de couleurs et de dispositions différentes » qui est « une version agrandie d’une double page de dictionnaire représentant les drapeaux des pays du monde, recouverte par l’artiste d’une teinte bleue qui n’a préservé que les étoiles des bannières nationales ».

Comme le précise Antonio Pinto Ribeiro, « la cartographie a toujours été un instrument fondamental du colonialisme. Et les ressources pillées durant le colonialisme continuent d’être exploitées, souvent, par des entreprises étrangères. » Le phallus bleu peint dans le style des azulejos de Marcio Carvalho, qui n’est pas dans l’exposition, n’est autre qu’une critique cinglante et humoristique de ces nations conquérantes et viriles qui voulait assujettir le monde à leurs désirs, érigeant ici et là drapeaux et monuments.

Si la question dite « décoloniale » est au cœur du débat depuis quelques années en France et en Belgique, le Portugal reste en la matière encore un peu à la traîne. « Europa Oxala » est un pas de plus vers une meilleure compréhension du passé, un renversement en douceur des certitudes établies. Selon Monica de Miranda, qui a elle aussi des origines angolaises et travaille sur la « géographie postcoloniale de Lisbonne », ce travail mémoriel appartient avant tout aux enfants de cette histoire complexe de domination et de résistance. « Nous passons beaucoup de temps à nous plaindre de ne pas être dans l’Histoire, alors que nous sommes l’Histoire », dit-elle.

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